Main basse sur le développement durable ?

Main basse sur le développement durable ?

Par Dominique Gauzin-Müller – revue « D’Architectures » Février 2005

Alors qu’une génération de pionniers de la démarche environnementale sort de la marginalité et qu’un changement général des mentalités semble pouvoir faire aboutir des processus efficaces et pragmatiques, le nouveau marché porteur de la HQE® attire les forcenés de la réglementation et les opportunistes de tous horizons, compromettant la crédibilité d’un mouvement dont plus personne aujourd’hui ne saurait contester la légitimité et dont l’architecture semble encore être la grande absente.

Les acteurs d’un changement de société, ces « créatifs culturels » décrits par le sociologue américain Paul Ray (1), et qui représenteraient 24% de la population américaine, auraient-ils atteint en France la masse critique ? Ce n’est pas impossible !

Pensez aux « soixante-huitards », aux partisans de l’habitat sain, aux auto constructeurs, aux défenseurs de la qualité de l’air intérieur, aux tenants du high-tech, aux adeptes des produits bio, aux défenseurs du commerce équitable et de l’économie solidaire, aux spécialistes de l’architecture solaire, aux « bioclimates » de la première heure, aux amoureux du bois, aux alter mondialistes, aux convaincus de la décroissance, aux militants de la protection du patrimoine naturel et bâti, aux activistes anti-nucléaires, aux sympathisants de GreenPeace, d’Amnesty International et autres ONG (pardon à tous les oubliés qui auraient leur place dans cet inventaire à la Prévert).

Les représentants de ces diverses tendances, qui s’ignorent souvent, sont pourtant tous animés d’un même état d’esprit et unis au-delà de leurs différences sociales, politiques et culturelles par leur engagement en faveur du développement durable. C’est dans leurs rangs que se trouvent non seulement les concepteurs d’une architecture plus écologique, mais aussi leurs clients ainsi que les artisans et les entreprises qui vont participer à la mise en oeuvre de la démarche environnementale.

A l’opposé de ces professionnels qui s’organisent en réseau, échangent leurs expériences et partagent leurs compétences, une association qui se veut l’organe officiel de la démarche environnementale à la française fait suivre les trois lettres qui la caractérisent d’un ® protectionniste. Les responsables de cette association ont-ils vraiment compris la générosité, l’ouverture d’esprit et la tolérance qui sous-tend le mouvement lancé dans les années 1960 et amplifié depuis le Sommet de Rio en 1992 ?

Les milieux professionnels sont aujourd’hui inquiets.

Est-il normal que l’Association HQE® utilise une marque déposée, bien avant sa création, par un de ses membres fondateurs, l’AIMCC (Association des Industries des Matériaux et Composants de Construction), qui réunit, entre autres, des entreprises produisant du ciment, du PVC et des isolants (2) ? Cet amalgame n’est il pas susceptible de créer des conflits d’intérêts ?

Est-il judicieux que le président de l’Association en faveur de la Haute Qualité Environnementale du cadre bâti signe l’éditorial d’une plaquette intitulée « Sols PVC et HQE : la bonne entente », éditée par le Syndicat Français des Enducteurs, Calandreurs et Fabricants de revêtement de sols et murs ?

N’est-il pas symptomatique que l’Association HQE®, qui protège ardemment son sigle, présente sur la couverture de sa dernière publication (3) la photo d’un des bâtiments français les plus pertinents au niveau de la démarche environnementale sans citer le nom de l’architecte ?

N’est il pas regrettable que Qualitel ait mis en place dans la hâte l’année dernière une certification intitulée « Habitat et Environnement » qui semble faire l’unanimité contre elle ?

Avons-nous vraiment besoin de la certification sur le tertiaire que le CSTB, l’ADEME et l’Association HQE® nous ont promis pour le début de cette année 2005 ?

Les 14 cibles de la démarche HQE® ont le mérite d’exister et d’avoir servi de base à l’élaboration de plusieurs réalisations expérimentales, dont l’analyse critique facilitera les prochaines étapes. Elles ne sont pas sans défauts : le mélange de critères objectifs liés à des performances (comme la consommation d’énergie) et de critères subjectifs non quantifiables (comme l’intégration au site). Le principe même de la « démarche » présente une ambiguïté : elle prévoit une obligation de moyens, mais pas une obligation de résultat.

Certaines réalisations estampillées HQE® sont peu convaincantes au niveau architectural et énergétique.

Certaines réalisations estampillées HQE® sont d’ailleurs peu convaincantes au niveau du bilan énergétique. La plupart sont aussi décevantes au niveau de l’architecture… et on touche là le coeur du problème : l’architecture est la grande absente de la démarche HQE® ! Cela n’a rien d’étonnant puisque les initiateurs de cette approche étaient essentiellement issus du monde de l’ingénierie et de l’industrie et avaient d’autres priorités. La profession, Ordre des architectes et UNSFA en tête, s’implique de plus en plus dans le développement durable (publication du Livre vert en 2004, Forum de l’environnement prévu pour 2005), mais son engagement est arrivé bien tard et d’autres occupaient déjà la place.

Face au bouleversement qui se prépare à l’horizon de Batimat 2005 dont le thème sera « l’évolution de la société au travers du développement durable » et à la probable augmentation de la demande à court terme, les professionnels doivent acquérir rapidement les compétences spécifiques nécessaires. Les enseignants et les organismes de formation initiale et continue commencent à constituer des réseaux. Les ouvrages et les sites Internet (4) qui se multiplient mettent à la disposition des professionnels et du grand public des renseignements précis et concrets. L’association 4D (Dossiers et Débats pour le Développement Durable) organise régulièrement des rencontres autour de thèmes liés aux trois piliers du développement durable : écologie, social, économie (5).

Dans les Régions, les initiatives se multiplient autour de la création de centres de ressources sur l’aménagement durable des territoires et la qualité environnementale dans la construction et la réhabilitation des bâtiments : Alsace Qualité Environnement, une pionnière des actions concrètes ; Envirobat en Provence Alpes Côte d’Azur ; association VAD (Ville et Aménagement Durable) en Rhône-Alpes, Ecopôle en Pays de Loire etc. Des synergies se mettent en place entre les provinces françaises et avec d’autres régions européennes. Objectif : capitaliser les expériences, les connaissances, les savoir-faire, diffuser les informations, comparer les résultats, élaborer ensemble des stratégies.

En France, la généralisation d’une démarche environnementale pragmatique n’a jamais été aussi proche. Allons-nous remettre en question nos habitudes, retrousser nos manches et tendre la main aux confrères et aux autres professionnels du secteur pour saisir ensemble cette chance ? La question ne se pose même pas : le 21ème siècle sera écologique et solidaire ou ne sera pas !

(1) « L’émergence des créatifs culturels – Enquête sur les acteurs d’un changement de société », Paul H. Ray et Sherry Ruth Anderson, Editions Yves Michel 2001 www.souffledor.fr.

(2) L’AIMCC fut un des premières organismes français du secteur du bâtiment qui a réfléchi à des mesures susceptibles d’améliorer la qualité environnementale de ses matériaux et composants de construction et surtout à une stratégie de communication sur les « avantages environnementaux » de ses produits. L’AIMCC autorise l’Association HQE®, dont elle est membre fondateur, à utiliser gratuitement la marque HQE®.

(3) « Guide de la gestion locale – La Haute Qualité Environnementale », réalisé en collaboration entre Dexia Crédit Local et l’Association HQE et publié en novembre 2004. Le bâtiment publié en couverture est l’aire de services de la Baie de Somme, conçue par l’architecte Bruno Mader.